CSF Magazine n° 120 - Le coronavirus relance le débat sur notre indépendance économique
Le coronavirus relance le débat sur notre indépendance économique
Vers l’autosuffisance alimentaire ?
Le premier besoin d’un peuple, c’est de se nourrir. Jadis l’agriculture française permettait non seulement l’autoalimentation, mais trouvait à exporter largement ses productions. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’autosuffisance c’est la capacité d’un pays à nourrir sa population par sa propre production et ses propres ressources. Or, notre régime alimentaire est à présent très varié : nous mangeons du riz basmati thaïlandais, notre bétail est largement nourri au tourteau de soja importé d’Amérique du Sud, sans compter le saumon de Norvège, etc. En dix ans, nos importations agricoles ont progressé de 87 %.
La France produit plus de blé qu’elle n’en consomme, mais pour les fruits et légumes, notre taux de dépendance aux importations est de 46 %. Et c’est 34 % pour la volaille, 25 % pour la viande de porc. Avec nos 3 400 km de littoral, seuls 25 % du poisson que nous achetons provient de la pêche française, explique ainsi France Filière Pêche : en 2018, la France a importé pour 1,4 milliard d’euros de saumons et 800 millions d’euros de crevettes, qui constituent à eux deux le tiers des importations de poissons. « La France a recours massivement à l’importation de produits agricoles et alimentaires dont une partie importante pourrait être produite sur son territoire », note un rapport du Sénat, signé Laurent Duplomb. L’hyper-concurrence mondiale et les ccords de libre-échange bilatéraux ont ouvert l’Europe à des contingents de produits alimentaires à prix cassés (viandes bovine et porcine, céréales,…)
Et tout cela sans compter avec notre dépendance vis-à-vis des énergies fossiles pour les machines, des engrais, des pesticides… et avec les inconvénients pour l’environnement de transports sur des milliers de kilomètres. L’indépendance alimentaire supposera des remises en cause : est-il sage de poursuivre la politique des grands accords mondiaux de libre-échange, types Ceta, Tafta, Ttip,Mercosur, qui encouragent l’importation de produits agricoles et la course au bas prix, au détriment des exigences environnementales ou de santé publique ? Il est urgent de soutenir la production sur notre sol des denrées agricoles que nous pouvons produire. En perspectives : des emplois, de la qualité, de la sûreté dans les approvisionnements.
Relocaliser en France : un retour vers le futur ?
Les partisans du made in France étaient souvent accueillis avec des sourires sceptiques ou ironiques. Depuis la crise sanitaire, ils sont de nouveau écoutés. L’opinion a découvert que les masques ou le doliprane sont principalement importés de Chine, que seuls les USA et l’Allemagne savaient fabriquer des respirateurs, que nos usines étaient en veille parce que les navires n’apportaient plus les pièces d’Asie… « Les difficultés d’approvisionnement peuvent poser un problème stratégique […] On ne peut pas dépendre à 95 % de la fourniture de batteries électriques venues de Chine ou d’Asie » expliquait Bruno Le Maire, ministre de l’Économie. Même si les délocalisations ne sont pas la seule cause, de 1980 à 2007 l’industrie française a perdu 1 913 500 emplois. En juin 2020, le cabinet de conseil PwC, tirait le signal d’alerte : 463 000 emplois pourraient être menacés dans l’industrie en France à l’horizon 2022 si aucun soutien n’est mis en place. De quoi craindre « un risque historique pour la souveraineté industrielle française ». Car imagine-t-on un pays sans industrie ? Peut-on se contenter d’usines de montage attendant de Chine ou d’Inde les éléments à assembler en France ? Trop de dépendance devient dramatique.
La Caisse des Dépôts (CDC) par la voix de son directeur, Éric Lombard, a affirmé qu’il fallait réfléchir « à notre organisation industrielle et publique en termes d’indépendance nationale et de gestion des grands risques ».
Le défi des nouvelles technologies
L’urgence est aussi forte pour les nouvelles technologies. C’est vrai pour les technologies de l’information, informatique, télécoms, mais aussi pour les nano-technologies, la fabrication des batteries électriques, ou les procédés futurs du moteur à hydrogène. Bien sûr, il serait mieux d’organiser cette reconquête industrielle et technologique à l’échelle de l’Europe. Mais ce ne sera pas aisé, car les traités s’y opposent : ils sont fondés sur « la concurrence libre et non faussée » et condamnent le volontarisme ou l’intervention des États. Exemple très actuel : les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) sont devenus des États dans l’État. Quand l’Union européenne tente de lui faire payer des impôts (à taux très réduits, en Irlande), la Cour de justice de l’Union rappelle que ce serait contraire aux traités ! Il nous faudra définir les filières industrielles prioritaires pour la reconquête. « Ce qui a été fait peut être défait, estime l’ancien ministre de l’Economie Arnaud Montebourg, cela suppose d’utiliser par exemple la commande publique. Les citoyens vont de plus en plus vérifier où les choses sont produites, en faveur d’un arbitrage pour le « made in local ». Car les relocalisations sont possibles.
L’indépendance sanitaire aux urgences
Au début des années 2000, 80 % de la production de médicaments était encore localisée en Europe. Aujourd’hui, c’est seulement 20 % : deux chiffres qui résument la réalité. Ce qui a conduit à la délocalisation, c’est la pression à la baisse des prix. Les industriels, quand ils produisent en Europe, doivent souscrire à des obligations en matière de qualité des produits, de protection de l’environnement, de niveau des salaires. Ces contraintes s’effacent beaucoup en Inde ou en Chine. Dans la réalité, nous avons donc favorisé les concurrents asiatiques et détruit en grande partie notre tissu industriel, devenu largement virtuel. « 80 % des principes actifs sont fabriqués en Asie ou en Inde », souligne David Simonnet, directeur d’Axintis, un leader de la chimie fine en France.
Les Français ont été stupéfaits d’apprendre, au fort moment de l’épidémie, que le doliprane allait être rationné ! Il est fabriqué principalement en Chine, où 2 500 usines avaient fermé, et de surcroît les navires n’arrivaient plus. Les groupes pharmaceutiques qui ont largement délocalisé leurs sites industriels ont découvert, mais un peu tard, la face cachée de cette course au bas prix. Ils en ont constaté les coûts cachés : délais de livraison, risque sur leur réputation en cas de rupture de fourniture, défaut de qualité, et perte de marge sur le produit fini. « Il suffit d’une catastrophe naturelle ou sanitaire, d’un événement géopolitique, d’un accident industriel, pour entraîner des ruptures d’approvisionnement pouvant conduire à priver les patients de leurs traitements », rappelle l’Académie de pharmacie.
En dix ans, 10 000 emplois ont disparu dans l’industrie pharmaceutique en France. Relocaliser sera une rude affaire. Le géant du médicament, Sanofi (chiffre d’affaires annuel : 36 milliards d’euros ; dividendes aux actionnaires : près de 4 milliards) vient même d’annoncer encore 1 000 suppressions de postes en France. En matière de matériels médicaux, quand nous avons manqué de respirateurs pour nos services de réanimation, on a découvert qu’il n’y avait que deux fabricants capables d’approvisionner : l’un aux États-Unis, GE Healthcare, l’autre en Allemagne, Löwenstein. Ce n’est pas le savoir-faire qui manquait : plusieurs de nos usines se sont mises à en fabriquer très vite. C’était l’absence de prévision, l’absence de prise en compte de l’indépendance sanitaire nécessaire en cas de crise. La crise du coronavirus a mis en lumière également le rôle démesuré des Big-Pharma, les grandes firmes mondiales du médicament. Plus que jamais nous avons besoin d’une expertise indépendante des grands laboratoires privés. L’indépendance en matière de santé repose sur une recherche publique déliée des intérêts marchands.